Critique de l’école dans la pensée française post-68 (3) : Entretien avec Christian Baudelot (version révisée)

par Jun Fujita Hirose et Yoshiyuki Sato

以下は、廣瀬純と佐藤嘉幸が「1968年後のフランス現代思想における学校批判」をめぐって行った、クリスチャン・ボドローのインタビューである。ボドローは、当時の他のアルチュセール派のメンバー(エティエンヌ・バリバール、ロジェ・エスタブレ、ピェール・マシュレ、ミシェル・トール)と学校批判に関する共同研究を行なっていた。本インタビューでボドローは、その共同研究の歴史、その成果である『フランスにおける資本主義的学校』(エスタブレとの共著)と、68年後のフランス思想における学校批判の賭金を詳細に語っている。

Voici un entretien avec Christian Baudelot réalisé par Jun Fujita Hirose et Yoshiyuki Sato autour de la « critique de l’école dans la pensée française post-68 ». Baudelot a participé au groupe de recherches sur l’école avec d’autres althussériens (Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, et Michel Tort). Dans cet entretien, Baudelot raconte en détail l’histoire de ce travail collectif et de l’un des fruits de ce travail, L’école capitaliste en France (coécrit avec Roger Establet), ainsi que l’enjeu de la critique de l’école dans la pensée française post-68.

*Traduction anglaise: “The Critique of the School in Post-’68 French Thought: Interview with Christian Baudelot”, Verso Blog, https://www.versobooks.com/blogs/5458-the-critique-of-the-school-in-post-68-french-thought-interview-with-christian-baudelot

—— Vous avez écrit, avec Roger Establet, L’école capitaliste en France[1]. On va commencer par la question fondamentale : pourquoi l’école a-t-elle tellement été problématisée à l’époque ? Pour Althusser et pour les althussériens comme vous, pourquoi l’école était-elle la figure tellement importante ?

Baudelot : Il faut d’abord rappeler toute la richesse de la conjoncture à la fois politique, idéologique, philosophique et sociale des années qui ont précédé 68. Forte ébullition intellectuelle, beaucoup de réflexions et de projections dans l’avenir ; il semblait possible à l’époque de changer en profondeur la société. En 1967 Althusser réunit autour de lui un petit groupe de personnes : des anciens élèves, Alain Badiou, Emmanuel Terray, Etienne Balibar, Pierre Macherey, Michel Tort, Roger Establet auxquels se sont ajoutés Nikos Poulantzas et moi ; mais aussi des amis de sa génération, Hélène, sa compagne, Charles Bettelheim, économiste, Jean Paul de Gaudemar, sociologue ; il y avait aussi un physicien d’un labo de l’École normale. Ce groupe était très informel. On se réunissait le dimanche, vers 10 h du matin, à l’École normale, et les discussions toujours très animées duraient toute la journée. L’objectif était ambitieux. La remise en question de tout un ensemble de structures politiques mais aussi mentales et sociales, capitalistes et oppressives etc. Cet objectif peut surprendre aujourd’hui mais nous étions tous convaincus qu’il était accessible. Si convaincus que les événements de Mai 1968 et des mois qui ont suivi ne nous ont pas vraiment surpris. L’objectif était de publier, dans la collection que dirigeait Louis Althusser aux éditions Maspéro, tout un ensemble d’analyses et d’enquêtes sur des sujets divers qui pourraient contribuer à mieux comprendre le caractère pré-révolutionnaire de l’époque qu’on vivait et de livrer ainsi des outils pour transformer en profondeur notre société. Charles Bettelheim connaissait bien l’histoire du tiers monde, et avait étudié de près les transformations sociales et économiques intervenues en Chine et à Cuba. Il nous a fait plusieurs exposés sur ces sujets.

Je ne me souviens plus très exactement de la division du travail au sein du groupe. Ce que je sais, c’est que Roger Establet et moi, on a proposé de travailler sur la question de l’école et que cette proposition a été acceptée et encouragée par les autres.

Roger et moi avions été fortement impressionnés par les enquêtes et les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers[2] en particulier. Althusser les avait invités à l’ENS en 1964 pour animer un séminaire. J’ai suivi ce séminaire de A à Z ; il m’a passionné et m’a fait découvrir la sociologie, les enquêtes et surtout la façon dont nos comportements, nos pensées, nos goûts les plus « personnels » sont inconsciemment modelés par le milieu social dont nous sommes issus. J’ai été ensuite embauché comme apprenti dans le Centre de sociologie européenne de Bourdieu et j’y ai beaucoup appris. Roger Establet partageait la même admiration pour Bourdieu et Passeron. On était néanmoins d’accord pour considérer que l’analyse du système scolaire à partir de son sommet, l’université et les étudiants, laissait dans l’ombre d’autres dimensions très importantes du système scolaire, en particulier la précocité de la sélection sociale dès les premières années de l’école primaire. Et de temps en temps on exposait devant le groupe l’état de nos réflexions qui étaient aussitôt discutées, affinées collectivement. Ces échanges étaient extrêmement fructueux. A la fin en est sorti un livre, L’école capitaliste en France paru en 1971.

—— Donc, la préparation de L’école capitaliste en France était totalement indépendante du projet de Bourdieu et Passeron sur La reproduction[3] ?

Baudelot : Oui, absolument, aucun rapport. Nous n’avions à cette époque plus de lien avec le Centre de sociologie européenne.

—— Je suis allé à l’IMEC. Il y a les documents de ce groupe de recherches : le dossier du groupe Spinoza, et celui du travail collectif sur l’école. Donc, le groupe de recherches sur l’école était-il la continuation du groupe Spinoza ?

Baudelot : Oui, le groupe de recherches sur l’école en était une partie, mais pas du tout la plus importante de l’ensemble. A mesure qu’on rédigeait les chapitres de ce livre, on les soumettait à Althusser. Et il nous les renvoyait annotés de manière extrêmement précise, avec beaucoup de critiques très constructives et très justes. On en a beaucoup profité. Mais il trouvait qu’on allait trop loin sur trois points, une critique excessive de Bourdieu et Passeron, une célébration sans nuances et sans beaucoup de connaissances de la révolution culturelle en Chine et une remise en question brutale du plan Langevin Wallon qui a toujours été soutenu par le parti communiste. C’est pour ces trois raisons qu’Althusser a refusé de le publier dans sa collection « Théorie ». Et l’histoire a montré qu’il avait raison au moins sur les deux premiers points de désaccord.

—— À l’IMEC, il y avait quelques chapitres presque terminés d’une autre version de ce livre, notamment écrits par Balibar.

Baudelot : Oui, je me souviens.

—— C’est le plan de Balibar. Il y a déjà l’idée d’appareils scolaires comme appareils d’État[4]

Baudelot : C’est exact. Le texte d’Althusser sur les appareils idéologiques d’État a été conçu et publié en 1970[5]. Nous nous en sommes servis pour étayer l’architecture théorique de notre livre.

—— Est-ce qu’on pourrait dire que c’était plutôt vous qui avez donné l’amorce…

Baudelot : Roger et moi, on était assez bien formés sur la question de l’école par Bourdieu et Passeron, qui ont été les premiers à avoir compris le rôle qu’elle jouait dans la reproduction des inégalités sociales contrairement à ce que laissait penser l’idéologie républicaine qui estimait qu’il suffisait qu’elle soit laïque, obligatoire et gratuite pour être égalitaire.

—— Si j’ai bien compris, vous avez eu l’idée de travailler sur l’école chez Bourdieu, et après…

Baudelot : On a appris la sociologie à partir des Héritiers, à partir de toutes les enquêtes qu’ils avaient menées auprès de leurs étudiants au début des années soixante.

—— J’ai un autre document. Je crois que c’est écrit par vous et Roger Establet. La théorie des appareils idéologiques d’État est pratiquement esquissée ici, même si vous les appelez « appareils scolaires comme appareils d’État » : « Place de l’école dans la lutte des classes : division sociale et système d’inculcation de l’idéologie » ; « l’inculcation se fait toujours à deux niveaux : assujettissement pratique, assujettissement idéologico-théorique »[6].

Baudelot : Oui, ce texte est daté du 3 mars 1968, soit avant les événements de Mai. L’article d’Althusser sur les appareils idéologiques d’État est issu de toutes les discussions et de tous les échanges qui ont eu lieu entre les membres de ce groupe sur la question de l’école.

—— Suivant les manuscrits de ce groupe, les appareils scolaires signifiaient plutôt les appareils répressifs. 

Baudelot : Oui, ces idées-là circulaient beaucoup. Contrainte, répression, Deleuze, Freud… A cette époque, l’école laïque française, gratuite et obligatoire était un objet sacré. Les fonctions de reproduction sociales assurées par l’école demeuraient invisibles et n’étaient remises en question par personne. Lorsque Bourdieu et Passeron se sont attaqués à l’école par l’université, et que nous l’avons fait ensuite, à partir de l’école primaire, on brisait un tabou. Le Parti communiste ne voulait pas qu’on touche à l’école. Sa seule existence constituait déjà un progrès social considérable. On la supposait aussi égalitaire dans les faits que dans ses principes. Pendant longtemps, aucune enquête d’ensemble ne pouvait démentir cette croyance sur la base des faits. Quelques enquêtes ont été réalisées dans les années 1920, par les inspecteurs généraux, mais elles n’ont jamais été diffusées. La première enquête de grande ampleur réalisée en France sur le fonctionnement social de l’école, a été celle de l’INED (Institut national des études démographiques). Elle a été conçue et dirigée par Alain Girard, démographe et sociologue, qui a suivi pendant huit ans les parcours scolaires d’un panel d’élèves entrés en 6e en 1962. Ses premiers résultats ont été publiés juste avant 1968. Et ce fut une révélation. L’ampleur de la reproduction sociale réalisée par l’école était enfin mesurée à partir des parcours des élèves, de leurs bifurcations, en fonction de leur sexe, de la profession et des niveaux d’instruction du père et de la mère.

—— D’où votre thèse selon laquelle l’école unificatrice n’existe pas. Je voudrais savoir un deuxième point sur votre document. Il y a déjà l’idée d’inculcation idéologique réalisée par les appareils scolaires. Est-ce que c’était déjà, à l’époque, votre perspective commune dans ce groupe ?

Baudelot : Oui. Là aussi, il y avait des excès. On mélangeait un peu trop le scientifique et l’idéologique ! On prenait les exemples de l’apprentissage du calcul. Calculer, c’est les quatre opérations. Et puis, très souvent, c’est le prix de vente, le prix d’achat, et le bénéfice. On apprenait les nombres, donc le début de la science, mais en même temps, à partir d’une vision complètement déformée de la vie économique. Mais à cette époque-là, on ne faisait pas dans les détails…

—— Au début des années 60, où vous avez commencé à suivre les cours de Bourdieu, est-ce que vous étiez aussi vous-même dans l’UEC (Union des étudiants communistes) ?

Baudelot : Moi, non. Roger a été à l’UEC et puis au Parti communiste. Et il l’a quitté vers les années 63, 64.

—— Et vous, quand même, vous avez participé aux mouvements étudiants.

Baudelot : Oui, bien sûr. J’ai participé avec beaucoup d’autres de mes camarades aux mouvements et manifestations contre la Guerre d’Algérie.

—— Moi, je suis un peu surpris par la simultanéité entre votre commencement à suivre les cours de Bourdieu et ce mouvement vers les années 60.

Baudelot : J’ai beaucoup participé aux événements de 68 parce que j’étais assistant à l’Université de Lille. J’étais entre Paris et Lille. Et j’ai pu mesurer tout ce qu’on a pu faire comme réformes très concrètes avec les étudiants et les enseignants. À Lille, on a complètement modifié l’enseignement de la sociologie en introduisant des enquêtes, en faisant des enseignements plus pratiques, beaucoup plus coopératifs. On a fait des groupes de recherches, c’est-à-dire que tous les ans, au début de la deuxième année, on essayait, avec les élèves, de définir un objet d’enquête. Et, une fois décidé on menait l’enquête jusqu’au bout. Ça, c’est un apport de 68. On a réellement inventé. On s’engueulait beaucoup, mais à la fin, on arrivait à faire des choses communes, à modifier les cours et les cursus.

—— Cette introduction de l’enquête dans le secteur sociologique a visé aussi à la modification du rapport entre professeurs et étudiants.

Baudelot : Oui, beaucoup. J’en ai fait toute ma vie à Lille, à l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) à Paris, à Nantes où j’ai passé dix ans, ensuite à l’École normale supérieure. Chaque fois et chaque année, je réalisais plusieurs enquêtes avec les étudiants. Roger faisait de même à Tours puis à Aix en Provence et nous communiquions souvent à mesure que les enquêtes avançaient. Le rapport pédagogique classique est vertical : l’enseignant est supposé tout savoir, et les étudiants, rien. Et ils sont face à face. Tandis qu’avec l’enquête, on a les yeux tournés vers un objectif commun, mener l’enquête jusqu’au bout, produire un résultat et de nouvelles connaissances. Et il y a beaucoup de travail à faire et chacun peut y participer. On a tous un but commun. À ce moment-là, les relations entre enseignants et étudiants sont entièrement modifiées parce qu’on a quelque chose à faire, à produire ensemble. L’instituteur Célestin Freinet avait ouvert la voie en organisant des travaux d’imprimerie dans ses classes !

—— Selon vous, en France, on a commencé à s’intéresser à analyser la structure scolaire à partir des années 60.

Baudelot : En France, l’école joue un rôle social en général beaucoup plus important que dans d’autres pays, puisqu’elle est au fondement de la IIIe République. L’école s’est construite en France contre les formes du pouvoir de l’ancien régime, la religion, en particulier. Il a fallu arracher l’école à l’église, et on a fait une école laïque. Donc l’idée de république et de laïcité impliquait aussi la question d’égalité et de liberté de pensée. C’était vraiment l’idée de liberté, égalité, fraternité dans l’école que la IIIe République a fait vivre sur l’ensemble du territoire. L’école en France est le symbole et l’instrument de la République, contre la monarchie, la religion, l’église etc… L’école républicaine contribue à la vie républicaine, par la formation des citoyens. Et on ne l’a jamais remise en question. Donc, au bout de pas mal de temps, c’est-à-dire dans les années 60, avec toutes les remises en question, la critique sociale a pu mieux se développer et mesurer ainsi le fort écart entre le mythe et la réalité. Dans la période de grand développement, de croissance économique, on pouvait aussi rêver ou imaginer d’autres formes de société.

—— Je voudrais revenir à L’école capitaliste en France. Au début, en tant que groupe de recherches, vous avez préparé le livre. Mais après, vous et Establet, vous l’avez finalement écrit. Pourquoi ça s’est passé comme ça ?

Baudelot : Au départ, il y avait un groupe. Et puis, au bout d’un certain temps, le groupe s’est un peu défait : Badiou et Terray sont partis, Althusser a été malade. Et le texte qu’on a finalement élaboré n’a pas été accepté par Althusser…, Roger et moi avions fait le gros du travail, les statistiques surtout, donc il fallait absolument le publier dans une autre collection.

—— Dans ce livre, il y a beaucoup de statistiques par rapport à la version précédente, par exemple, faite par Balibar.

Baudelot : Oui, absolument. C’était un boulot énorme. On a reconstitué le parcours d’une cohorte à partir de données annuelles. On a pris les effectifs des élèves de sixième, une année donnée en cherchant à savoir où ils étaient l’année suivante (en cinquième ? redoublants ? dans une autre filière ? etc…). On a fait les mêmes calculs pour les élèves de cinquième, de quatrième et de troisième. On avait appris la statistique avec Bourdieu. Et on pensait qu’on ne pourrait pas faire d’enquête sur l’école sans données statistiques, sans fait.

—— Est-ce que vous avez fait l’enquête à l’école ?

Baudelot : On a surtout exploité les données statistiques du Ministère d’éducation nationale publiées chaque année.

—— À l’IMEC, il y a les documents qui s’appellent « Notes de Louis Althusser de “L’École capitaliste en France” »[7], dans lequel il y a les commentaires minutieux qu’Althusser a faits sur le manuscrit de votre livre.

Baudelot : Ça, c’est formidable. Toutes les critiques étaient justes, elles nous ont beaucoup servi. À cette époque il a fait cette critique dans l’hypothèse qu’il le publierait dans sa collection. Sa lecture était remarquable. Il savait très bien détecter les contradictions. Et les excès !!!

—— Et après, dans La petite bourgeoisie en France[8], vous avez travaillé sur la petite bourgeoisie. C’était comment, le passage de l’école à ce sujet ?

Baudelot : Je me souviens très bien de la raison pour laquelle on a décidé de travailler sur la petite bourgeoisie. C’était l’époque du programme commun de la gauche avec une alliance politique entre le Parti socialiste et le Parti communiste. Le Parti communiste représentait la classe ouvrière, et le Parti socialiste plutôt la petite bourgeoisie. En principe, ils pouvaient fonctionner ensemble. Nous pensions que cette entente était impossible du fait que ces deux partis représentaient des classes sociales dont les intérêts étaient loin de converger. Les commerçants et les artisans, les cadres du public et du privé, fractions importantes de la petite bourgeoisie, avaient très peu d’intérêts communs avec ceux du prolétariat. Au contraire, ils s’en distinguaient tout le temps. On a écrit ce livre pour le montrer.

—— Mais l’idée semble être déjà dans le livre sur l’école, puisque vous y montrez qu’il existe toujours la division entre le prolétariat et les autres classes.

Baudelot : Oui, bien sûr. On est resté assez fidèle à ce qu’on avait établi. Mais on s’est dit aussi qu’il était utile de se demander comment s’articulaient les différentes classes sociales dans la France de la fin du 20e siècle et comment les distinguer. C’est pourquoi on a distingué, au sein de la petite bourgeoisie, trois fractions de classe bien distinctes. Les indépendants, artisans et commerçants ; une petite bourgeoisie publique de fonctionnaires beaucoup plus progressiste et qui pouvait, elle, concevoir des alliances avec les ouvriers ; et puis, les cadres du privé, qui étaient, eux, beaucoup plus à droite. La classe moyenne n’en était pas une.

—— Et La petite bourgeoisie en France, est-ce que vous avez fait lire à Althusser ?

Baudelot : Non.

—— C’est-à-dire que vous étiez déjà un peu déliés…

Baudelot : Oui, totalement. Le groupe s’est délité dans les années 70.

—— À cause de quoi ?

Baudelot : Pour des raisons diverses. Terray et Badiou n’étaient pas d’accord avec l’attitude de Louis et du Parti communiste à l’égard de 68. Ensuite, Althusser était malade. Et puis, les gens se sont un peu divisés. Mais ce n’était pas du tout une rupture conflictuelle. On est tous restés bons amis.

—— Après la Guerre d’Algérie, les étudiants continuaient leur mouvement pour améliorer la situation universitaire. Vous avez participé aussi à ça ?

Baudelot : On n’était plus étudiants. Mais après la Guerre d’Algérie, après la Guerre du Vietnam, le mouvement étudiant était beaucoup moins fort en France. Il est devenu syndicaliste sur les enjeux strictement universitaires ; plusieurs dirigeants étudiants de l’UNEF (Union national des étudiants de France) sont devenus des hommes politiques, mais la vision d’ensemble a disparu.

—— Dans la conclusion de L’école capitaliste en France, vous utilisez beaucoup Mao. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Baudelot : À l’époque, Mao, c’était la révolution culturelle. C’est ce qu’on en a compris, d’après ce qu’on pouvait en savoir en France à l’époque. Entre l’idée qu’on se faisait de la révolution culturelle et la réalité qu’on a découverte après, il y a un monde. Et on aurait dû être plus rigoureux. Mais l’idée de la révolution culturelle qui nous semblait juste, c’est que, la révolution ne se passe pas seulement dans la lutte collective, dans les usines etc. Elle existe dans tous les domaines de la vie. Et en particulier, dans la vie intellectuelle et morale. Bourdieu et Passeron disaient la même chose. Ils ne parlaient pas de révolution culturelle, mais c’était la même chose. Ce n’est pas seulement dans les usines que se produit la lutte des classes. La lutte des classes est partout, y compris dans les écarts de culture, la domination culturelle d’un certain nombre de groupes sociaux qui connaissent plus que d’autres l’art, la littérature, la langue, etc. Il y avait ce côté-là. Déplacer la lutte des classes à la sphère de la culture. Il y avait dans l’idée de la révolution culturelle, l’idée que les masses populaires savaient aussi beaucoup de choses qui étaient intéressantes, qu’il n’y avait pas une séparation complète entre la culture de la classe supérieure et celle des autres classes, et donc que les cadres, les profs et les intellectuels avaient beaucoup de chose à apprendre de la vision du monde, de la culture des classes populaires. C’est ça l’idée qu’on en a retenu. On la maintient. C’est absolument exact.

—— Pensez-vous que la pensée de Mao peut changer complètement le système d’éducation ?

Baudelot : Oui, absolument, c’est ce qu’on pensait… Moi, j’ai connu la Chine après, et j’ai rencontré des hommes et des femmes qui avaient été rééduqués. C’était absolument horrible. Étudiants déplacés, ils ont dû toute leur vie faire le deuil de leurs études. On n’était pas informé ou, ou ne voulait pas s’informer.

—— Votre idée était de changer, d’horizontaliser le rapport entre l’élève et le maître.

Baudelot : Voilà, c’est ça. Et ça reste. Il s’agit de reprendre la pédagogie de Freinet avec des formes modernes. Et c’est facilité considérablement par les nouvelles formes de technologie de communication : l’ordinateur, le web etc.

—— Rancière aussi, il faisait à peu près la même chose par Le Maître ignorant[9].

Baudelot : Oui. Il y a des tas de choses communes entre nous. On avait été élevé dans le même univers intellectuel… L’idée est complètement commune à cette génération-là.

—— La manière dont vous aviez abordé la question de l’école dans votre livre avec Roger Establet, est-ce que c’est encore en vigueur pour analyser l’école d’aujourd’hui ?

Baudelot : Oui, ce n’est pas du tout fini. Ce qui était au début un peu scandaleux est maintenant admis. Après la parution de notre livre, nous avons été invités à participer à 104 réunions dans toute la France. Dans les années 1970, la découverte des inégalités sociales dans et par l’école était un scandale. L’inégalité était tellement scandaleuse qu’il fallait la corriger. Tout le monde, des partis de gauche aux partis de droite, étaient d’accord : « il faut mettre fin à cette inégalité », « comment réaliser une école plus juste, plus égale ? », « quelle réforme faut-il faire ? ». On ne pouvait pas tolérer que l’école soit aussi inégalitaire. Et il y a eu des essais, il y a eu le collège unique. Et puis, avec la crise économique, les chocs pétroliers, la montée du chômage dans les années de 1975 à 1980, tout a changé. On reconnaissait les inégalités. Mais le problème consistait désormais à trouver, pour chaque famille, la meilleure scolarité possible pour que leurs enfants puissent échapper au chômage, et à la sous-qualification. Les parents des catégories les plus informées, se servaient de ces analyses sociologiques pour détecter les collèges, les établissements où il y avait plus d’enfants d’ouvriers et de travailleurs immigrés etc., de manière à ne pas y mettre leurs enfants. En gros, tout le savoir qu’on a fait était utilisé à l’envers, pour recréer et continuer de reproduire les inégalités de base.

—— Donc, en certain sens, la réforme éducationnelle est allée vers l’individualisation.

Baudelot : Après le choc pétrolier, oui. Maintenant, toutes les familles cherchent à optimiser la scolarisation et utilisent à leur profit toutes les connaissances disponibles. C’est une réforme néolibérale et individuelle. On a beaucoup travaillé avec les services d’éducation nationale, la direction des études et des programmes notamment, qui était dirigée à l’époque par Claude Théot. Lequel a calculé à partir du résultat au baccalauréat, quels sont les lycées qui ont les meilleurs scores en fonction de l’origine sociale des élèves. Ce n’était donc pas des scores bruts. Les lycées où il y a 60 % d’enfants de classe supérieure, ce n’est pas la même chose que les lycées qui ont 60 % d’enfants de classe populaire. Donc, il a contrôlé le résultat au bac en fonction de la catégorie sociale. Ce calcul montrait que certains établissements obtenaient des résultats au bac supérieurs à ceux qu’on pouvait attendre compte tenu de leur recrutement social. Et d’autres des résultats inférieurs à l’attendu. Les inégalités sociales devant l’école ne sont donc pas une fatalité ! On peut, on doit les combattre !

(Transcription : Yuki Ueda)


[1] Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Maspero, 1971.

[2] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964.

[3] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Minuit, 1970.

[4] Étienne Balibar, « État du projet au 9 septembre 1968 », document conservé à l’IMEC, cote : 20ALT/14/7.

[5] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in La pensée, no 151, juin 1970, repris in Sur la reproduction, PUF, 1995, deuxième édition, 2011.

[6] Christian Baudelot et Roger Establet, « Notes diverses », le 3 mars 1968, document conservé à l’IMEC, cote : 814ALT/14/3.

[7] « Notes de Louis Althusser [sur une version non conservée dans ses archives] de “L’École capitaliste en France” de Christian Baudelot et Roger Establet. [1970-1971 ?] », document conservé à l’IMEC, cote : 20ALT/14/16, 20ALT/14/17.

[8] Christian Baudelot, Roger Establet, et Jacques Toiser, La petite bourgeoisie en France, Maspero, 1974.

[9] Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987.

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